CHAPITRE XX
Traver poussa la porte du bureau de Mac-Corry et les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de mains. Puis le policier désigna un fauteuil au général.
— Asseyez-vous, Traver. Que me vaut l’honneur de votre visite ? Je suppose que vous n’êtes pas venu m’entretenir de la pluie, qui, depuis deux jours, tombe sans arrêt.
Par l’ouverture de la fenêtre, donnant sur Spark-Avenue, le ciel apparaissait, bas, d’un gris d’ardoise. A l’horizon, rasant les toits-terrasses, de gros nuages noirs couraient, poussés par un vent soufflant en tempête. Une demi-obscurité envahissait la pièce, bien qu’il fût à peine dix heures du matin, et Corry avait dû brancher la lampe de son bureau.
Traver étira discrètement ses jambes.
— Evidemment, Corry… Je viens au contraire vous aider dans votre action et je pense que vous voudrez bien écouter mes suggestions.
— Je vous en prie… Dans les circonstances actuelles, les conseils d’autrui ne sont jamais superflus.
— Vous avez raison et si vous avez déclenché une opération de sécurité collective je propose simultanément de passer à la contre attaque. Ecoutez, Corry, vos mesures exceptionnelles vont porter un coup dur à l’ennemi. Il ne faut pas laisser le temps à celui-ci de se ressaisir. Nous devons profiter de notre léger avantage, et conjointement à votre propre initiative, je préconise une vaste opération militaire. Je sais que nous fondons de gros espoirs sur les centres biologiques et je ne veux pas mettre en doute les efforts déployés par nos savants. Ceux-ci travaillent avec acharnement, avec mission de créer une arme microbienne susceptible, d’un seul coup, d’éliminer l’ennemi de la surface de notre planète. Certes, nous connaissons assez Spricey, par exemple, pour affirmer qu’il réussira. C’est un homme d’une volonté extraordinaire et je fais confiance aux biologistes. Mais nous ne pouvons attendre l’arme promise par Spricey, en observant une passivité dont notre agresseur profitera. Il faut aller au-devant des espérances de la Science, vous devez le comprendre, Corry.
Le policier se renversa sur son fauteuil et enfouit ses mains dans les poches de son pantalon. Le nœud de sa cravate, correctement nouée, précisons-le, mettait une tache sombre sur sa chemise blanche.
Corry alluma lentement une cigarette, tandis que son regard d’acier – ce même regard qui intimidait tant Joan – se posait lourdement sur le Ministre de la Défense nationale.
— Vous êtes avant tout un chef militaire, Traver. Vous possédez donc une habitude de la guerre, une tactique supérieure à la mienne. Je vous écoute.
Traver se rengorgea :
— Vous savez, Corry, avec la drôle de guerre qui endeuille la planète, il ne peut être question ni d’habitude, ni de tactique. Notre attaque bactériologique – hélas un échec – n’a demandé aucun effort d’imagination et il ne paraît pas nécessaire, pour manier une telle arme, d’engager l’armée dans ces genres d’offensives – éclair. Du moins la mobilisation aérienne suffit. Quant au reste, nous laissons agir le microbe.
Une rafale de pluie assaillit la vitre. Le général grimaça et poursuivit :
— Ne parlons donc ni tactique, ni habitude. Car les conditions habituelles d’une guerre terrestre sont bouleversées. Mais réfléchissons. Seule, notre intelligence peut nous sauver. Voyons, Corry, résumons-nous. Les premières disparitions ont été enregistrées sur le territoire des Etats-Unis, avant de s’étendre aux autres nations. De toute évidence, l’envahisseur a débarqué sur notre sol. De là, ses véhicules invisibles se sont répandus à la surface de notre planète, comme une maladie contagieuse.
Corry fit claquer ses doigts, interrompant ainsi le ministre de la défense nationale.
— C’est du moins votre opinion, Traver. La mienne diffère sensiblement. Je pense que l’attaque de notre globe a été longuement mûrie, donc savamment préparée. Rien ne prouve que l’envahisseur ait débarqué sur le sol des Etats-Unis, plutôt qu’en France ou en Chine. Au départ de sa planète, il connaissait déjà, à mon avis, les endroits où se poseraient ses appareils. Ceux-ci se sont posés, effectivement, sur tous les points du Monde, créant ainsi un système d’attaque générale, destiné à nous anéantir avec beaucoup plus de promptitude, donc plus de facilité. L’ennemi, en outre, bénéficiait de la surprise la plus complète.
— Possible, Corry, admit Traver en allongeant la main vers le cendrier. Je ne voudrais pas critiquer votre point de vue pour la bonne raison que ni vous, ni moi, ne savons exactement comment les choses se sont passées. Mais, d’une façon ou d’une autre, il doit exister un grand Q.G. ennemi qui transmet ses ordres à des P.C., disséminés sur l’ensemble de la planète. Ces P.C. communiquent non seulement entre eux, mais avec le Q.G. C’est l’évidence même. Tout porte à croire que nos agresseurs emploient un système radio, analogue au nôtre, puisqu’il lui est loisible de nous écouter. Mais nous-mêmes sommes incapables de capter ses ondes, sans doute parce que leurs méthodes ne ressemblent pas à celles que nous utilisons.
Corry fronça ses épais sourcils. Il ne savait pas trop où voulait en venir le Ministre, d’autant plus que celui-ci s’étendait sur un sujet qui s’éloignait nettement de la défense du territoire.
— Dites-donc, Traver, pourquoi envisager de telles hypothèses, d’ailleurs d’aucune utilité, alors que vous êtes venu, semble-t-il, dans le but de parer au plus pressé ?
Traver avait plus d’un tour dans son sac. Il laissait Corry s’impatienter devant des paroles anodines. Le général savait très bien où il voulait en venir, mais il opérait tout d’abord un « sondage » afin d’étudier la pensée du chef de la police.
D’ailleurs, Traver ne laissa plus Corry dans l’expectative. Il exposa ce qu’il ruminait depuis longtemps.
— Trêve de balivernes, Corry… J’ai mes raisons pour vous parler du Q.G. et des P.C. Cela n’a l’air de rien, mais il s’agissait d’y penser. Que diriez-vous, par exemple, si nous réussissions à anéantir le grand Q.G. ennemi ?
Corry redressa le buste. Il n’avait jamais envisagé cette suprême tentative, du fait qu’il ignorait s’il existait véritablement un Q.G., chez les nains invisibles. L’opération du reste, lui apparut fort aléatoire.
— Evidemment, Traver, ce serait un coup dur pour l’envahisseur, qui connaîtrait alors une période de désorganisation dont nous pourrions profiter. Seulement, savez-vous où se trouve exactement ce Q.G. ?
Le général grimaça et tira de sa poche son paquet de cigarettes. Il aimait bien fumer lors des graves décisions. Cela, prétendait-il en riant, lui mettait du plomb dans la tête et l’aidait à réfléchir !
— Avez-vous une idée, Corry ? fit Traver en allumant sa cigarette.
— Vous me mettez dans un piteux embarras, mon cher Traver, et il semble bien difficile de vous répondre. Toutefois, puisque les premières manifestations de l’ennemi invisible se sont produites sur le territoire des Etats-Unis, je pense qu’il est fort possible que le Q.G. de l’envahisseur soit établi sur notre sol. Ceci, évidemment, sous toutes réserves.
Corry ouvrit son tiroir et en tira le volumineux dossier qu’il consultait souvent, et qui, hélas, s’enrichissait journellement. Il feuilleta des papiers dactylographiés…
— Voyons… La première disparition enregistrée dans le Monde émane du Montana. Il s’agit d’un ouvrier agricole, nommé Michaël Cheshire, disparu le 31 mai. Puis, nous notons une seconde disparition dans le Montana. Deux jours plus tard, l’Orégon, le Texas, le Kentucky, la Floride, le district de Washington, l’Ohio, le Missouri, le Wyoming, étaient attaqués à leur tour.
— Deux jours après… répéta Traver pensif. Pourquoi diable ce délai si les appareils ennemis s’étaient posés sur différents points de la planète ? Non, Corry. L’envahisseur a lancé son attaque du Montana. Ces deux jours lui ont servi à disséminer ses hommes sur l’ensemble du territoire des Etats-Unis, avant de s’attaquer aux autres continents, car ceux-ci n’ont reçu que plus tard la visite de l’ennemi invisible.
Corry se pencha sur ses notes.
— Trois jours plus tard, exactement, précisa-t-il.
— Il faut effectuer des recherches dans le Montana, car tout porte à croire que l’ennemi a installé son Q.G. dans cet Etat.
Traver dictait ses ordres, comme un chef, sans se soucier de savoir si ceux-ci seraient exécutés. Il s’approcha de la vaste carte, piquée au mur, et promena son index sur la partie nord des Etats-Unis.
— La lutte sera rude, dit-il. Mais nous devons tenter l’expérience. L’envahisseur nous croit désorganisés et dans l’impossibilité d’effectuer une contre-attaque, encore moins contre son Q.G. invisible.
Corry s’approcha à son tour de la carte et posa sa main sur l’épaule de Traver. Celui-ci lut, dans le regard de son ami, une farouche volonté de vaincre.
— Nous avons un moyen de rendre visible l’ennemi : le rayon à infrarouge, doublé de l’écran à polymorphisme. Mais nous ne pourrons agir que la nuit. Je vais donner des ordres Traver. Il faut que cela finisse.
*
* *
De nombreuses équipes spéciales, disposant de scaphandres protecteurs, furent réunies à Washington. Environ un millier d’hommes se placèrent ainsi sous les ordres de Traver et de Corry, attendant l’heure « H ».
Celle-ci arriva, une dizaine de jours après l’entretien du Ministre de la défense nationale et du chef de la police. Le secret fut bien gardé et ni les journaux, ni la télé-radio ne donnèrent d’informations à ce sujet.
Une centaine d’hélicoptères, prêts au départ, étaient parqués sur le terrain de Washington. Les hommes en scaphandre y prirent place et les appareils s’élevèrent, insectes bourdonnants, puis cinglèrent vers le Montana.
La formidable escadre aérienne ultra-moderne volait à haute altitude. De cette façon, ni la population, ni l’ennemi, ne put la distinguer dans l’air cristallin de cette splendide matinée du mois d’Août.
A vrai dire, ces hélicoptères géants, servant au transport des troupes, avaient subi quelques modifications pour l’emploi auquel on les destinait.
Chacun d’eux était armé d’un projecteur à l’infrarouge, doublé d’un écran à polymorphisme, projecteur semblable à celui qui existait dans le laboratoire de Spricey. En l’espace de dix jours, les techniciens avaient monté cet important matériel indispensable, suivant les ordres de Traver et de Corry.
Celui-ci se rappelait fort bien les objections sarcastiques de Maxwell, lorsqu’il avait proposé de déceler l’ennemi à l’aide du projecteur spécial. Mais ce qui semblait impossible sur une large échelle ne l’était plus sur un espace restreint. C’est du moins ce que Corry tenta de faire admettre à Maxwell.
Ce dernier demeura sceptique sur l’issue de l’opération Traver. D’après lui, le Q.G. ennemi changeait perpétuellement de place et rien ne prouvait qu’il se trouvât actuellement dans le Montana.
Traver ne démordait pas de son idée : anéantir le Q.G. de l’envahisseur. Corry s’obstinait, en l’approuvant. Et Maxwell prétendait que c’était folie de mobiliser les équipes spéciales, afin de les lancer sur un seul point du territoire, privant ainsi les grands centres de leur unique moyen de protection…